Arta Seiti, chercheuse en géopolitique, responsable du groupe d’études balkaniques (IPSE) et chargée de cours à l’Université catholique de Lille – Master 1 Relations internationales, est spécialiste des Balkans et nous propose ce texte sur une région européenne que nous ne regardons plus, alors qu’ils s’y passe des évolutions fort sensibles qui n’étonneront que es distraits : pas les lecteurs de La Vigie, à coup sûr ! JDOK.
Les Balkans produisent un état générateur de désordre interne et de tension notamment après les élections américaines, qu’il conviendrait d’analyser finement. Les enjeux qui se posent sont multiples et ont trait, en premier lieu, au marasme économique qui s’est emparé de cette région sur fond de crise aiguë financière européenne, crise structurelle des institutions européennes et de la zone euro. L’atonie économique de la zone euro affichée dans les crises grecques a valeur de laboratoire et la crise structurelle grecque et la crise de la zone euro s’interpénètrent (1). Dans les Balkans, le chômage important et l’émigration massive (2) suscitent un trouble inhérent au quotidien exprimant ainsi un profond désarroi des peuples.
Sur un autre registre, la persistance des récits identitaires demeure fondée sur le primat de l’ethnicité. Convenons que l’on aperçoit une ambiguïté, quant à la délimitation de l’identité collective et de l’identité personnelle. Toute la question est alors de savoir comment s’articule cette identité ? Il n’est que de considérer la manière dont le postulat ethnique continue de s’affirmer en Ancienne république yougoslave de Macédoine (ARYM), Kosovo, Bosnie-Herzégovine, pour prendre la mesure du constat où l’identité est pensée en termes d’origine et inscrite comme horizon du politique. L’ambivalence entre la question ethnique et l’ordre politique interne, renvoie à la nature précaire de l’État. A preuve, le puzzle lourd institutionnel de la Bosnie-Herzégovine, l’accord entre Belgrade et Pristina, qui n’avance point (3), les soubresauts de tensions politiques accrues en Macédoine (ARYM), en Albanie et au Kosovo, tout témoigne de crises cycliques et systémiques qui persistent. Beaucoup de questions liées à la justice et à l’État de droit demeurent à ce jour suspendues et rajoutent de la complexité aux enjeux d’un passé qui reste biaisé et nous conduit à l’aporie. Dans les Balkans, l’on se refuge ainsi, dans un rapport de victime et d’auteur, de vainqueur et de vaincu.
L’exaltation de l’union des Albanais est un élément à prendre en compte. Cette tentation nationaliste du pan-albanisme, en passe de provoquer une nouvelle vague de tensions dans la région et d’embraser les relations entre la Serbie, l’Albanie, la Macédoine (ARYM) et le Kosovo, est avant tout une rhétorique criante des élites politiques devant une stratégie inadéquate de l’UE dans les Balkans.
Pour autant, les Balkans demeurent un espace géostratégique crucial à bien des égards, où se concentrent des questions décisives pour les équilibres géopolitiques présents et futurs.
Le sénateur américain, John McCain, dans sa récente tournée à visée très politique dans les Balkans (4), tance « l’influence russe » dans la région, « assure du soutien ferme de son pays » (5), en envenimant ainsi les relations entre la Russie et les États-Unis. Dans un contexte régional fragile et troublé, cette visite pointe une continuité de la politique étrangère américaine que les États balkaniques craignaient après les premières déclarations de Donald Trump sur le caractère « obsolète » de l’OTAN et le « non-interventionnisme ». Par ailleurs, le président américain y participe en signant le protocole de l’adhésion à l’OTAN du Monténégro. A cet égard, l’élargissement de l’OTAN avec ce petit État – néanmoins pièce maîtresse géostratégique par son accès à la mer -, rattaché jusqu’en 2006 à la Serbie (neutre militairement), constitue une décision périlleuse et ne veillerait pas au maintien d’une entente entre les acteurs internationaux. Il en résulte, ainsi, de nouvelles tensions entre la Russie – alliée historique de la Serbie qui renforce sa coopération militaire en matière d’armement – et l’Union européenne ainsi qu’avec l’OTAN.
D’une manière plus explicite, on évoque récemment, après les élections américaines, une tentative de déstabilisation dans les Balkans, relative à la Fondation Soros et ses branches ancrées massivement dans cette région : les déclarations de quelques leaders politiques, les manifestations et la création de l’ONG SOS – Stop Operation Soros movement (6) en Macédoine (ARYM) le démontrent. Convenons que cette nouvelle donne se trouve nourrie par le ressentiment bien réel résultant d’une corruption massive des États balkaniques sur fond de déliquescence des élites politiques et d’une forte faiblesse de contenu des offres partisanes.
Au titre des menaces affectant l’équilibre régional et européen, il conviendra de demeurer extrêmement attentif aux développements d’un islamisme radical en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo dont on connaît la fragilité étatique intrinsèque.
Les Balkans sont plongés dans une incertitude. Pour décrypter les phénomènes politiques intérieurs, eux-mêmes hybrides et contradictoires, il faudrait prendre en considération la singularité de cette région. Marqués par les confrontations d’hier entre l’Empire ottoman et austro-hongrois et dont le démembrement a vu surgir de nouvelles nations, les Balkans continuent à constituer, à cet égard, une plaque sensible (7). Force est de constater que les États balkaniques devraient serrer leurs liens afin de définir une feuille de route concertée qui répondrait à leurs besoins et atouts communs. Au-delà de leur souhait d’adhésion aux institutions européennes, les questions d’avenir invitent à faire davantage d’analyse prospective lorsque l’on observe la réalité des Balkans. La montée en puissance de la Chine (8) et de la Turquie comme partenaires avant tout économiques et le partenariat stratégique et énergétique avec la Russie sont à l’œuvre. Reste à traduire les modalités communes à la lumière des crises économiques conjuguées à celles politiques et aux enjeux géostratégiques tels que nous les voyons bien au-delà des latitudes balkaniques.
A. Seiti
(1) Sapir. J., Conférence sur la genèse et l’actualité des crises grecques sous l’égide de l’IPSE et IHDEN Paris – Ile de France, 29 septembre 2015, École Militaire, https://russeurope.hypotheses.org/4378
(2) Dérens. J-A., Geslin. L., « Comment les Balkans se vident de leur population », Le Temps, 15 mars 2017, https://www.letemps.ch/monde/2017/03/15/balkans-se-vident-population
(3) Seiti.A. « La décentralisation à l’épreuve du dialogue Belgrade-Pristina », Revue Défense Nationale, Tribune 866, 2016.
(4) « Les Balkans et les Etats-Unis : la tournée très politique de John McCain », Courrier des Balkans, https://www.courrierdesbalkans.fr/Les-Balkans-et-les-Etats-Unis-John-McCain-fait-sa-tournee-des-popotes
(5) “Two world wars started here” : McCain worried by Russia, Inserbia, 11 avril 2017.
https://inserbia.info/today/2017/04/two-world-wars-started-here-mccain-worried-by-russia/,
(6) « New ‘Stop Soros’ Movement Unveiled in Macedonia », BalkanInsight,
http://www.balkaninsight.com/en/article/macedonia-forms-anti-soros-movement-01-18-2017
(7) Seiti.A., « Les Balkans, laboratoire de la complexité universelle », Revue Défense Nationale, Tribune n°462, 2014.
(8) Courmont.B., Seiti. A., « Belgrade-Pékin : quand la Chine se positionne au cœur de l’Europe », IRIS – Asia Focus #18, février 2017, http://www.iris-france.org/notes/belgrade-pekin-quand-la-chine-se-positionne-au-coeur-de-leurope/